Social paintings — Denys Riout

English

Social paintings: Cover this…

By Denys Riout

Cover these… graffiti, so that I won’t see. That could be the catchcry of numerous cities’ councillors. A lot of their citizens are likely to think, like Tartuffe in front of Dorine’s cleavage, that things like that offend our souls. Do graffiti, out in full view, bring guilty thoughts to our minds? Sometimes they might. Such examples would encourage us to join in. The “broken windows theory” is based on this belief. All illicit lines showing up on bare walls ‑hasty tags, stencils, intricate graffiti or even more elaborate paintings- have to disappear. Anti-graffiti products have been commercialised, high-pressure washers are used when the treated surface is resistant enough, but the simplest and most economical way remains the coat of paint, like a modest veil thrown over the offending body.

Civil servants, petty offenders, including taggers, are sentenced to community service by which the buildings’ presumed caretakers strive to erase these stains. The task is endless, for the refurbished wall becomes a new temptation for local taggers. Well, not really refurbished… not quite, or even not at all. The veils thrown over the graffiti may be discreet, indistinguishable in the best of cases, but when their colour resembles that of the wall, the work is more likely to appear neglected or even botched. The general shape of the freshly covered up graffiti can still be seen or the chosen colour contrasts with that of the wall, and in this case the plaster is as much an eye-catcher as the “wound” would have been. Another distinctive feature of this secondary action is that the painter is obliged to follow the steps of the original scripter. Like him, he must go up the stairs to reach the marks he left on the wall; like him, he must climb a low wall to reach the gable where his graffiti are exposed; and he will need a long perch where his own agility cannot beat his predecessor’s. The late-comers don’t have the initiative: such is the law of the chase.

Of course, we might happen to look at these slightly moralizing re-paints ‑like anything hidden- but seldom do we actually consider them. The photographic samples made by Matthieu Martin in the course of his wanderings through various metropolises, filled with graffiti and concealments alike, invite us to stop so as to perceive their formal richness and narrative treasures. For, beyond the visual attractions, a story emerges with already at least three episodes respectively situated in the present, the future and the past. We see the picture, we guess what is out of frame and we imagine the offered pattern, fixed like a butterfly in an everlasting suspended time, a sort of eternal present. We can also imagine a follow-up to the life of the wall fragment caught by the lens, chosen by the eye of the artist and which is on the point of becoming, right before our eyes, a piece of art. Painting references arise, turning the covering into a painting. From time to time, the story of monochrome shows on the surface but it is the story of abstraction, gestural or not, which dominates. To better fit the background, the covering takes on a simple shape. Beautiful rectangles stand out on the walls or tend to merge into them. The bricklaying provides the painter with guidelines to help him out. The use of the roller, a geometrization tool as well as a quick means to cover up a large surface, encourages the use of solid areas.

Hide means hidden. The sedimentation of time which is at work here speaks more of the recent past, that of the graffiti, than of the older past, that of the insignificant wall, clean or not, often dull and usually without any remarkable feature. The famous ancient anecdote, reported by Pliny the Elder, about the picturesque sparring between Zeuxis and Parrhasius demonstrates the ambivalent look brought about by any covering. Zeuxis had so amazingly reproduced wine grapes that the birds tried to pick at them. Parrhasius answered with a curtain: when Zeuxis saw it, he asked him to move it aside so that he could discover his rival’s painting. Alas, the curtain was indeed the painting and so Zeuxis admitted his defeat, for he had only succeeded in deceiving the birds while Parrhasius had managed to mystify one of the best artists of his time. The civil servants or neighbourhood activists who are keen to make the offending material disappear don’t want us to pay too much attention to that. In the same way, they don’t want us to watch their own work, even ‑and perhaps all the more- when this one remains so visible that we can’t pretend to ignore it. Far from Parrhasius, far from Zeuxis, the cleaner-painters long to disappear. The ideal would be, in their view, to have no reason to intervene. So the walls would stop turning into palimpsests. But that would be another story, an utopic one and not necessarily so happy.

Français

Des peintures sociales : couvrez ce…

Par Denys Riout

Couvrez ce… graffiti, que je ne saurais voir. Tel pourrait être le mot d’ordre des édiles de très nombreuses villes. Un grand nombre de leurs administrés ne sont pas loin de penser, comme Tartuffe devant le décolleté de Dorine, que « par de pareils objets les âmes sont blessées ». Les graffiti exposés à la vue de chacun font-ils venir à l’esprit « de coupables pensées » ? Parfois oui, croit-on savoir. De tels exemples encourageraient à entrer dans la danse. La « théorie du carreau cassé » s’appuie sur cette conviction. Il faut donc priver de visibilité tous les tracés illicites qui surgissent sur les murs nus – tags hâtifs, pochoirs, graphs complexes ou peintures plus élaborées encore. Des produits anti-graffiti ont été commercialisés, les Kärcher sont utilisés quand le support à traiter est suffisamment résistant, mais le plus simple et le plus économique reste la couche de peinture, voile pudique jeté sur le corps du délit.

Des employés municipaux, de petits délinquants, notamment des graffiteurs, condamnés à un TIG (Travail d’Intérêt Général) ou encore des gardiennes d’immeuble s’efforcent de faire proprement disparaître ces souillures. La tâche est sans fin, car le mur ainsi remis à neuf offre à nouveau une surface de tentation pour les graffiteurs de passage. Enfin, remis à neuf… pas tout à fait, voire même pas du tout. Si les voiles apposés sur les graffiti sont parfois discrets, presque indiscernables dans le meilleur des cas, quand leur couleur s’approche de celle du mur, le travail semble plus souvent négligé, voire bâclé. La forme générale du graph, à peine recouvert, transparaît encore, ou bien la couleur choisie tranche avec celle du mur, et dans ce cas le pansement attire autant le regard que ne l’aurait fait la « plaie ». Une autre caractéristique de ce geste second réside dans l’obligation pour le peintre de suivre les pas du scripteur originaire. Comme lui, il doit monter les escaliers pour atteindre les traces laissées sur le mur au fil de son passage ; comme lui, il doit grimper sur un muret pour atteindre le pignon où s’exhibe son graffiti ; et il lui faut se munir d’une longue perche quand sa propre agilité n’égale pas celle de son prédécesseur. Les derniers venus n’ont pas l’initiative, telle est la loi des courses-poursuites.

Bien sûr, il nous arrive de regarder ces repeints un brin moralisateur, comme tout cache, mais il est rare que nous nous arrêtions pour les considérer. Les prélèvements photographiques opérés par Matthieu Martin au fil de ses déambulations dans diverses métropoles, riches en graffiti comme en occultations, nous invite à faire halte pour en discerner la richesse formelle et narrative. Car, au-delà des séductions visuelles, une histoire se devine, avec déjà au moins trois épisodes, respectivement situés dans le présent, le futur et le passé. Nous voyons la photographie, devinons son hors champ, et imaginons le motif qu’elle nous présente, fixé comme un papillon dans un temps à jamais suspendu, une sorte de présent éternel. Nous pouvons aussi imaginer une suite à la vie du fragment de mur saisi par l’objectif, choisi par le regard de l’artiste et en passe de devenir œuvre sous nos yeux. Des références picturales surgissent, qui métamorphosent le repeint en tableau. Parfois l’histoire de la monochromie affleure, mais celle de l’abstraction, gestuelle ou non, domine. Pour mieux s’intégrer à son contexte, le repeint adopte volontiers une forme simple. De beaux rectangles tranchent sur les murs ou tendent à y disparaître. Les appareillages de briques fournissent au peintre des lignes directrices qui lui facilitent la tâche. L’usage du rouleau, outil de géométrisation, et surtout moyen rapide de recouvrir une surface étendue, conforte le recours aux aplats.

Et puis qui dit cache, dit caché. La sédimentation de temps qui s’ébauche ici, appelle le passé proche, celui du graffiti, plus que le passé antérieur, celui du mur anodin, propre ou non, souvent triste, généralement sans qualité saillante. La célèbre anecdote antique, rapportée par Pline l’Ancien, de la joute picturale entre Zeuxis et Parrhasios, atteste l’ambivalence du regard suscité par tout cache. Zeuxis avait si bien imité des grappes de raisins que les oiseaux tentaient de les picorer. Parrhasios lui répondit par un voile : quand Zeuxis le vit, il lui demanda de l’écarter afin qu’il puisse découvrir la peinture de son rival. Las, le voile était la peinture, et Zeuxis reconnut sa défaite puisque lui n’avait trompé que des oiseaux quand Parrhasios était parvenu à mystifier l’un des meilleurs artistes de son temps. Les employés municipaux ou les militants de quartier désireux de faire disparaître l’objet du délit ne souhaitent pas que l’on s’y intéresse. Ils ne souhaitent sans doute pas davantage que notre regard s’arrête sur leur propre travail, même – et peut-être surtout – lorsqu’il demeure si visible que nous ne pouvons pas feindre d’en ignorer la présence. Loin de Parrhasios, loin de Zeuxis, les peintres-nettoyeurs aspirent à disparaître. L’idéal, à leurs yeux, serait de n’avoir aucun motif d’intervention. Alors les murs ne se transformeraient plus en palimpsestes. Mais ceci serait une autre histoire, utopique, et pas nécessairement si gaie.